bring the rain ✧ kwon jiyoo

Il faisait de plus en plus froid à cause de ce satané hiver, même à l'intérieur de la librairie. Encore que s'il neigeait, la situation serait plus agréable à supporter puisqu'Elvyra aurait pu aller se rouler dans la neige ; hélas ce n'était pas le cas. Et puis surtout, la boutique n'était pas fermée, et on était un jour de semaine. Assise derrière son comptoir un livre à la main, le Masque de la mort rouge d'Edgar Allan Poe, elle bouquinait tranquillement. Son chat ronronnait, roulé en boule sur une étagère à côté, en ignorant totalement le bruit de la foule qui passait sur les trottoirs dehors. Une journée normale, un peu calme, mais plus ou moins comme à l'accoutumée.

Alors qu'elle lisait les mésaventures du prince Prospero avec l'invité mystérieux du bal masqué, elle savourait de le demi-silence de la pièce. Ce silence commençait à se faire un peu pesant, quoi que reposant, mais pensant. La porte s'ouvrit dans un petit couinement de ses gonds, et Elvyra leva le nez de son bouquin. Quelqu'un.

Elle glissa félinement de sa chaise, se redressa sans aucun bruit et posa le livre sur la table en prenant soin de glisser son doigt entre les deux pages qu'elle lisait. Le chat leva une oreille en remarquant que sa maîtresse bougeait, la regarda du coin de l’œil, s'étira le dos et sautilla d'étagère en étagère jusqu'à un grand buffet collé au mur opposé. Elvyra esquissa un sourire à sa seule cliente de l'après-midi, et se faufila contre le vieux comptoir en bois sombre derrière lequel elle était installée. " Bonjour ! " Comme d'habitude, une voix cordiale et posée, juste assez pour mettre en confiance sans paraître trop louche. " Les romans d'horreur sont dans cette section. " Un petit geste de la main pour l'attirer dans la direction désignée, et l'horreur peut commencer.

Alors que ses doigts glissaient sur les livres, elle entendait les petites pattes de son jaguar de compagnie tapoter sur le bois au dessus d'elle. " Il y a les classiques, Bram Stoker, Mary Shelley, Lovecraft, quasiment que du gothique. Les origines de l'horreur. " Son doigt quitta la rangée avant de se poser sur la suivante. Son regard se concentrait sur les livres, son cerveau sur les déplacements de la cliente. Une gamine sûrement, fine et jolie, bien formée et sûrement très prisée. Elvyra avait peine à imaginer une poupée grandeur nature comme elle savoir faire plus qu'aligner deux mots un peu savants dans tout un discours, elle se doutait pas mal de la supercherie ; juste une potiche qui fait semblant d'être cultivée, sans doute. " Ensuite il y a les plus modernes ; Clive Barker, Robert McCammon, Graham Masterton, Dean Koontz, Stephen King. Je préfère le coté gothique de l'horreur, mais j'aime aussi beaucoup les romans plus modernes. " Alimente les clichés, vas y. Mets en valeur une faiblesse pour faire croire qu'elle est plus grosse que ce qu'elle n'est, c'est de la que découle là révélation de la vraie nature des hommes. Avec un peu de chance l'apprentie menteuse croira pouvoir berner Vy, qui est bien au dessus de tout ça et bien au dessus des lois morales de par son talent manipulation. " Vous êtes tombée au bon endroit pour des romans d'horreur, en effet. Si c'est ce qui vous intéresse, vous devriez venir plus souvent. " Définitivement, cette envie de lire des romans de ce genre était soit une lubie quelconque, soit un choix hasardeux. Cette gamine avait tout l'air sauf de savoir ce qu'elle faisait là, contrairement à la diakoptis en robe noire en face d'elle, qui elle se faisait une joie de pouvoir dévorer tout cru ce petit animal perdu dans sa toile.

Son regard se posa sur le doigt fin et bien manucuré de la jeune fille. Frankenstein, quelle jolie histoire, menée entre folie et désillusion. Il y avait quelque chose dans ce livre qui lui rappelait l'existence des Parallels et des Diakoptis, et qui la poussait à se questionner longuement à chaque fois qu'elle tombait sur ce titre de Mary Shelley. Prométhée aurait donné le feu aux hommes en dépit de leur donner des qualités, et aurait ainsi été entrainé dans un cycle sans fin de douleur, voué à se voir détruire et reconstruire de l'intérieur sans jamais apercevoir sa vie se terminer. Il ne semblait pas y avoir de fin à cette malédiction, mais au moins la faute qui l'avait entraînée était précisée. Pas celle des gens de la race d'Elvyra.

Elle lui offrit un sourire cordial et glissa sa main sur le bouquin. " Très bien. Je vous l'amène au comptoir. " Ses doigts parcoururent la couverture lisse et glacée, puis la tranche douce des pages. Elle ressentit une certaine mélancolie ; elle préférait les vieux livres, ceux à la couverture de cuir et à l'odeur de forêt, et avait d'ailleurs un exemplaire dans ce genre de ce même livre. Son long châle sombre suivit ses pas silencieux, puis retomba sur ses formes dans un petit froissement doux. De dos, elle inclina légèrement la tête vers sa cliente de façon à croiser son regard du coin de l’œil. " Toi aussi tu essayes d'assembler des parties d'existence pour construire l'existence parfaite. " Elle pouffa doucement, ses longs cheveux ondulèrent en suivant le mouvement de sa tête quand son regard s'axa de nouveau avec son corps. " Mais tu me sembles d'un niveau de chirurgie trop médiocre pour les assembler de façon convaincante. " Vy retourna vers le comptoir, aussi silencieusement qu'un fantôme, en laissant derrière elle une brise de son parfum mêlant sucre, rose et sang.

Touchée en plein cœur. Avec un petit sourire narquois qu'elle seule pouvait voir, Vy pouffa silencieusement. Cet arrêt de la respiration, cette panique qu'elle sentait quand elle envahissait cette pauvre gamine. Elle sentait toute sa domination, son pouvoir le plus efficace, se répandre sur l'existence mal assemblée de cette petite hypocrite inexpérimentée. " Il n'a pas d'existence parfaite à trouver. Tu l'ignores. Tu ne sais pas ce que tu fais. " Elvyra pencha la tête sur le côté, nostalgique et pensive. Au début aussi elle faisait des erreurs aussi grossières, l'art de la manipulation n'est pas inné.

Elle grimpa sur la petite estrade où se trouvait le comptoir, le chat suivit sa direction et sautilla jusqu'à l'étagère la plus proche pour s'y assoir confortablement, la queue rabattue sur les pattes. Elle posa le bouquin sur le comptoir, se glissa derrière, en regarda le prix. " Tu mimiques trop, tu imites et enregistre mal les comportements que tu veux t'attribuer. Tu ne sais pas t'approprier les choses, donc tu n'es pas naturelle. " Elle procéda à l'emballage du bouquin dans une poche en plastique. " Autre chose ? " Elle lui semblait stupide, trop facile à berner. Elle semblait faire la grande, la plus belle et la plus forte, mais rien de tout ça ne lui correspondait vraiment. Elle avait peut être besoin de quelqu'un pour lui apprendre ; Elvyra n'était pas professeur, et d'ailleurs très mauvaise pédagogue. Et elle ne faisait rien de gratuit.